C'est l'hiver et la température avoisine les moins quarante degrés. Les yeux levés vers les aurores boréales qui animent le ciel arctique, nous écoutons. Le chasseur commence à sif?er dans leur direction. C'est un son continu, aigu mais contenu, qui résonne dans le silence de la nuit polaire. Qui appelles-tu ? Elles, les aurores, et ceux qui transitent avec elles, les esprits des disparus, des hommes, des animaux, des plantes, qui courent sur un ciel glacial dans les explosions de couleurs. Qui sont ces hommes qui se nomment eux-mêmes les Gwich'in et peuplent les forêts subarctiques ? Et que dire du territoire qu'ils habitent, l'Alaska contemporaine ?
À l'heure du réchauffement climatique les mutations écolo-giques du Grand Nord sont telles qu'elles brouillent le sens commun et balayent toutes les tentatives de stabilisation, de normalisation et d'administration des écosystèmes arctiques et de leurs habitants. Loin de toute folklorisation indigéniste et de tout manifeste écologiste, ce livre s'attache à retranscrire les réalités des hommes qui parlent encore à l'ombre des arbres et sous le sceau de leur secret. Les âmes sauvages de l'Alaska sont celles qui se meuvent dans les plis d'un monde en révo-lution, et qui font de la métamorphose continuelle des choses et de l'incertitude des êtres un mode d'existence à part entière.
Dans cet essai désormais classique pour les recherches féministes, les études genre, les études gaies et lesbiennes, et fondateur de la théorie queer, Judith Butler cherche à identifier les tactiques, locales, pour subvertir l'hétérosexualité obligatoire en exploitant les failles de ce régime politique. En jetant le trouble dans nos catégories fondamentales de pensée et d'action, elle explore une voie nouvelle où la subversion des normes hétérosexuelles peut devenir une façon de dénaturaliser ces mêmes normes, de résister au pouvoir pour, finalement, ouvrir le champ des vies possibles.
En 1883, Pierre Loti, lieutenant de vaisseau dans la marine française et jeune romancier, assiste à la prise des forts de Huê. À l'issue d'une bataille de deux heures, la France s'installe en Annam. Elle y restera quatre-vingts ans.
Pierre Loti raconte cette campagne militaire pour Le Figaro. Décrivant le carnage avec force détails, ses articles provoquent un scandale retentissant. Rappelé en France, Loti craint d'être chassé de la marine. Mais il ne comprend vraiment pas pourquoi : il avait cru célébrer l'héroïsme de l'armée française.
Sylvain Venayre enquête sur ce scandale, ses causes et, plus encore, la profonde incompréhension de celui qui l'a suscité. Qu'est-ce que l' affaire Loti raconte de l'impérialisme, à une époque où celui-ci était encore mal formulé ? Que dit-elle de la relation des Européens avec le reste du monde, où ils mènent d'innombrables guerres ? Que révèle-t-elle, surtout, des pouvoirs de la littérature : Loti, parce qu'il est écrivain, a-t-il montré la guerre dans toute sa vérité ou l'a-t-il au contraire un peu trop romancée ?
Une guerre au loin est aussi un essai pratique sur la poétique de l'écriture historique.
Objet de fantasme sur le « vrai » peuple de la « France oubliée » ou de dégoût au sujet des prétendus « beaufs » racistes et ignorants, les campagnes en déclin nourrissent bien des cli-chés. Mais qui sont les jeunes hommes et femmes qui y font leur vie ?
Si bon nombre d'entre eux rejoignent les villes pour les études, d'autres restent, souvent faute de ressources. Ceux-là tiennent néanmoins à ce mode de vie rural et populaire dans lequel « tout le monde se connaît » et où ils peuvent être socialement reconnus. Qu'ils soient ouvriers, employés ou chômeurs, ils font la part belle à l'amitié et au travail et se montrent soucieux d'entretenir une « bonne réputation ». Comment perçoivent-ils alors la société qui les entoure ? À qui se sentent-ils opposés ou alliés ?
À partir d'une enquête immersive de plusieurs années dans le Grand-Est, Benoît Coquard plonge dans la vie quotidienne de ces jeunes femmes et hommes. À rebours des idées reçues, il montre comment, malgré le chômage, la lente disparition des services publics, des usines, des associations et des cafés, des consciences collectives persistent, sous des formes fragilisées et con?ictuelles. Une plongée passionnante dans le monde de celles et ceux que l'on entend peu, ou que l'on écoute mal.
On sait que le capitalisme au XXIe siècle est synonyme d'inégalités grandissantes entre les classes sociales. Ce que l'on sait moins, c'est que l'inégalité de richesse entre les hommes et les femmes augmente aussi, malgré des droits formellement égaux et la croyance selon laquelle, en accédant au marché du travail, les femmes auraient gagné leur autonomie. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder ce qui se passe dans les familles, qui accumulent et transmettent le capital économique a?n de consolider leur position sociale d'une génération à la suivante. Fruit de vingt ans de recherches, ce livre analyse comment la société de classes se reproduit grâce à l'appropriation masculine du capital. Les autrices enquêtent sur les calculs, les partages et les con?its qui ont lieu au moment des séparations conjugales et des héritages, avec le concours des professions du droit. Des mères isolées du mouvement des Gilets jaunes au divorce de Jeff Bezos et MacKenzie Scott, des transmissions de petites entreprises à l'héritage de Johnny Hallyday, les mécanismes de contrôle et de distribution du capital varient selon les classes sociales, mais aboutissent toujours à la dépossession des femmes.
« Faire son deuil », tel est l'impératif qui s'impose à tous ceux qui se trouvent confrontés au décès d'un proche. Cela va-t-il de soi ? Se débarrasser de ses morts est-il un idéal indépassable auquel nul ne saurait échapper s'il ne veut pas trop souffrir ? L'auteure a écouté ce que les gens racontent dans leur vie la plus quotidienne. Et une histoire en a amené une autre. « J'ai une amie qui porte les chaussures de sa grand-mère afin qu'elle continue à arpenter le monde. Une autre est partie gravir une des montagnes les plus hautes avec les cendres de son père pour partager avec lui les plus beaux levers de soleil, etc. » Elle s'est laissé instruire par les manières d'être qu'explorent, ensemble, les morts et les vivants. Elle a su apprendre de la façon dont les vivants se rendent capables d'accueillir la présence de leurs défunts.
Depuis un certain temps, les morts s'étaient faits discrets, perdant toute visibilité. Aujourd'hui, il se pourrait que les choses changent et que les morts soient à nouveau plus actifs. Ils viennent parfois réclamer, plus fréquemment proposer leur aide, soutenir ou consoler... Ils le font avec tendresse, souvent avec humour.
On dit trop rarement à quel point certains morts peuvent nous rendre heureux !
Dans cet ouvrage, Michèle Riot-Sarcey fait revivre les idées de liberté issues des expériences ouvrières autant que des révo-utions sociales du XIXe siècle français. Des idées largement oubliées depuis : minoritaires et utopiques, incomprises à leur époque, elles ont été maltraitées par l'histoire devenue canonique. Leur actualité s'impose pourtant aujourd'hui, à l'heure où l'idée de liberté individuelle a été dissociée de la liberté collective et réduite au libéralisme et à l'individualisme. Ce passé inaccompli est ici revisité à partir de ses traces multiples : publications politiques, archives, romans, poésie, tableaux, etc. L'auteure restitue l'étonnant parcours de vie de femmes et d'hommes du peuple si nombreux à s'engager dans les chemins de la révolte, révélant les modalités méconnues de l'effacement de cette histoire.
Cette fresque audacieuse, remarquablement documentée, démontre la pertinence de la pensée de Walter Benjamin sur la nécessité de " faire exploser les continuités historiques ". Et elle invite à comprendre autrement les symboles aujourd'hui en ruines du XIXe siècle français : philosophie du progrès, contrôle de l'ordre social, " mission civilisatrice " de la république coloniale... Largement salué par la critique, cet essai de référence a reçu le Prix Pétrarque de l'essai France Culture/Le Monde 2016.
En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXe siècle, en Algérie, l'État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s'armer. Aujourd'hui, certaines vies comptent si peu que l'on peut tirer dans le dos d'un adolescent noir au prétexte qu'il était « menaçant ».
Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d'être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense. Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense.
Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l'insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, Elsa Dorlin retrace une généalogie de l'autodéfense politique. Sous l'histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme la condition de possibilité de sa survie comme de son devenir politique. Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu'elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcolm X, June Jordan ou Judith Butler.
De 1954 à 1962, plus d'un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Mais ils ont été plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d'Algérie sont réputés n'avoir pas parlé de leur expérience au sein de leur famille. Le silence continuerait à hanter ces hommes et leurs proches. En historienne, Raphaëlle Branche a voulu mettre cette vision à l'épreuve des décennies écoulées depuis le con?it.
Fondé sur une vaste collecte de témoignages et sur des sources inédites, ce livre remonte d'abord à la guerre elle-même : ces jeunes ont-ils pu dire à leurs familles ce qu'ils vivaient en Algérie ? Ce qui s'est noué alors, montre Raphaëlle Branche, conditionne largement ce qui sera transmis plus tard. Et son enquête pointe l'importance des bouleversements qu'a connus la société française sur ce qui pouvait être dit, entendu et demandé à propos de la guerre d'Algérie.
Grâce à cette enquête, c'est plus largement la place de cette guerre dans la société française qui se trouve éclairée : si des silences sont avérés, leurs causes sont moins personnelles que familiales, sociales et, ultimement, liées aux contextes historiques des dernières décennies. Avec le temps, elles se sont modi?ées et de nouveaux récits sont devenus possibles.
Alors que tout pousse vers une uni?cation sans précédent de la planète, le vieux monde des corps et des distances, de la matière et des étendues, des espaces et des frontières, persiste en se métamorphosant. Avec le devenir-arti?ciel de l'humanité et son pendant, le devenir-humain des machines, une sorte d'épreuve existentielle est donc engagée. L'être ne s'éprouve plus désormais qu'en tant qu'assemblage indissociablement humain et non humain. La transformation de la force en dernier mot de la vérité de l'être signe l'entrée dans le dernier âge de l'homme, celui de l'être fabricable dans un monde fabriqué. À cet âge, Achille Mbembe donne ici le nom de brutalisme, le grand fardeau de fer de notre époque, le poids des matières brutes.
La transformation de l'humanité en matière et énergie est le projet ultime du brutalisme. En détaillant la monumentalité et le gigantisme d'un tel projet, cet essai plaide en faveur d'une refondation de la communauté des humains en solidarité avec l'ensemble du vivant, qui n'adviendra cependant qu'à condition de réparer ce qui a été brisé.
Aucun ouvrage n'avait jusqu'à présent réussi à restituer toute la profondeur et l'extension universelle des dynamiques indissociablement écologiques et anthropologiques qui se sont déployées au cours des dix millénaires ayant précédé notre ère, de l'émergence de l'agriculture à la formation des premiers centres urbains, puis des premiers États.
C'est ce tour de force que réalise avec un brio extraordinaire Homo domesticus. Servi par une érudition étourdissante, une plume agile et un sens aigu de la formule, ce livre démonte implacablement le grand récit de la naissance de l'État antique comme étape cruciale de la « civilisation » humaine.
Ce faisant, il nous offre une véritable écologie politique des formes primitives d'aménagement du territoire, de l'« auto-domestication » paradoxale de l'animal humain, des dynamiques démographiques et épidémiologiques de la sédentarisation et des logiques de la servitude et de la guerre dans le monde antique.
Cette fresque omnivore et iconoclaste révolutionne nos connaissances sur l'évolution de l'humanité et sur ce que Rousseau appelait « l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ».
Par quel étrange paradoxe le contrat social, censé instituer la liberté et l'égalité civiles, a-t-il maintenu les femmes dans un état de subordination ? Pourquoi, dans le nouvel ordre social, celles-ci n'ont-elles pas accédé, en même temps que les hommes, à la condition d'« individus » émancipés ?
Les théories du contrat social, héritées de Locke et de Rousseau, et renouvelées depuis Rawls, ne peuvent ignorer les enjeux de justice que soulève le genre. Carole Pateman montre, dans cet ouvrage désormais classique, que le passage de l'ordre ancien du statut à une société moderne du contrat ne marque en rien la ?n du patriarcat. La philosophe met ainsi au jour l'envers refoulé du contrat social : le « contrat sexuel », qui, via le partage entre sphère privée et sphère publique, fonde la liberté des hommes sur la domination des femmes. Il s'agit là moins d'exploitation que de subordination, comme le démontre l'autrice en analysant le contrat de mariage, mais aussi l'ensemble des contrats touchant à la propriété de la per-sonne, de la prostitution à la maternité de substitution, jusqu'à l'esclavage et au salariat. Ainsi s'engage, à partir du féminisme, une critique de la philosophie politique libérale dans son principe même : pour Carole Pateman, un ordre social libre ne peut en aucun cas être de type contractuel.
Le 26 mai 1828, Kaspar Hauser ?t son apparition sur une place de Nuremberg. Ce jeune homme, qui semblait avoir 16 ou 17 ans, savait à peine marcher et n'avait pas cinquante mots en bouche. La rumeur en?ant, il devint bientôt l'« orphelin de l'Europe » et demeure l'un des plus célèbres « enfants sauvages ».
Arraché au berceau, séquestré quinze années durant dans une cave obscure, coupé de la nature comme des autres humains, Hauser était vierge de toute socialisation. Rien ne le reliait à son temps et à son groupe, pas davantage à sa génération et à son sexe. Habitant un corps étrange, il était doté d'une sensorialité inouïe et d'une intense vie émotionnelle. Et ce jusqu'à ce qu'il vienne au monde une seconde fois et apprenne douloureusement les moeurs et usages de son temps.
Sans délaisser le mystère de ses origines et l'énigme de son assassinat, ce livre révèle, derrière cette vie minuscule, sans équivalent connu, un cas majuscule saisi à la croisée des sciences sociales et des disciplines de la psyché. Éclairant nos façons d'arraisonner le monde, l'examen approfondi de cette trajectoire aberrante dévoile ainsi, en contrepoint, jusqu'à quelles secrètes profondeurs le social-historique s'inscrit d'ordinaire en chacun de nous.
Suivre le sucre pour éclairer l'histoire du monde : tel est le stupé?ant voyage auquel nous invite James Walvin. Tout commence avec la colonisation des Caraïbes et des Amériques, puis avec l'essor des plantations. C'est la naissance d'un nouvel ordre, fondé sur la déportation de millions d'Africains réduits en esclavage. Après l'extermination des populations indigènes et la destruction des paysages, les premières usines polluantes sont implantées pour fabriquer du sucre et du rhum. Se met en place une organisation du travail implacable qui inspirera Henry Ford. Mais il fallait aussi que ce sucre, quasiment inconnu jusqu'au XVIIe siècle, soit consommé. D'abord réservé à la table des élites, il devient, avec la révolution industrielle, l'aliment de base de la classe ouvrière, pendant que le rhum fait des ravages parmi les populations les plus pauvres. Un bouleversement des habitudes alimentaires désastreux : caries, obésité et diabète se répandent ; la consommation de boissons et de céréales sucrées gagne toujours plus de terrain.
De Bordeaux à Bristol, des fortunes colossales se sont bâties sur le sucre et l'esclavage, marquant les débuts du capitalisme. Plus tard, des entreprises sans scrupule, dont Coca-Cola reste la plus emblématique, développeront leur pouvoir de ravager le monde en même temps que leur surface ?nancière. Et dicteront parfois la politique des grands États.
Les deux conférences célèbres de Max Weber ont fait l'objet d'une première traduction française en 1959 sous le titre Le Savant et le Politique. Prononcées respectivement en novembre 1917 et en janvier 1919, elles portent la marque de la période où elles furent conçues, celle de l'effervescence révolutionnaire de la fin de la Première Guerre mondiale. Mais l'ampleur de la perspective que prend Weber sur les thèmes proposés leur a conféré le statut de classiques de la sociologie et de la théorie politique.
Pour étudier les figures du savant et de l'homme politique, Weber conjugue une approche historico-sociologique, attentive aux conditions concrètes d'exercice de chacune des « professions », et une interrogation éthique sur le sens que peuvent avoir l'une et l'autre, qui autorise à les vivre comme « vocations », ainsi que sur les responsabilités qu'elles engagent. Jouant de ce double registre, il invite à comprendre les formes que revêtent aujourd'hui aussi bien la pratique de la science que l'exercice de la politique comme deux aspects du destin des sociétés modernes, marquées du sceau de la rationalisation et de l'intellectualisation.
L'oeuvre de Frantz Fanon, psychiatre et militant de l'indépendance algérienne, a marqué des générations d'anticolonialistes, d'activistes des droits civiques et de spécialistes des études postcoloniales. Depuis la publication de ses livres, on savait que nombre de ses écrits psychiatriques restaient inédits, dont ceux consacrés à l'« aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales » (selon les mots de son éditeur François Maspero).
Le lecteur trouvera donc dans le présent volume les articles scientifiques de Fanon, sa thèse de psychiatrie ainsi que des textes publiés dans le journal intérieur de l'hôpital de Blida-Joinville où il a exercé de 1953 à 1956. On y trouvera également deux pièces de théâtre écrites durant ses études de médecine, des correspondances et certains textes publiés dans El Moudjahid après 1958. Cet ensemble remarquable est complété par la correspondance entre François Maspero et l'écrivain Giovanni Pirelli à propos de leur projet de publication des oeuvres complètes de Fanon, ainsi que par l'analyse raisonnée de la bibliothèque de ce dernier.
L'expérience majeure de la modernité est celle de l'accélération. Nous le savons, nous le sentons : dans la modernité, « tout devient toujours plus rapide ». Or le temps a longtemps été négligé dans les analyses des sciences sociales sur la modernité au XXe siècle. C'est cette lacune que Hartmut Rosa tente de combler avec son ouvrage, qui livre une théorie systématique de l'accélération sociale, susceptible de penser ensemble l'accélération technique, l'accélération des transformations sociales et l'accélération du rythme de vie, qui se manifeste par une expérience de stress et de carence temporelle.
Or, la modernité tardive, à partir des années 1970, connaît une formidable poussée d'accélération dans ces trois dimensions. Au point qu'elle en vient à menacer le projet même de la modernité : dissolution des attentes et des identités, sentiment d'impuissance, « détemporalisation » de l'histoire et de la vie, etc. Dans ce livre magistral, Hartmut Rosa prend toute la mesure de cette analyse, pour construire une véritable « critique sociale du temps » susceptible de penser ensemble le devenir de l'individu et de son rapport au monde.
Pourquoi les primates et les humains, si proches génétiquement, ont-ils eu une évolution si différente ? D'où vient cette aptitude spéci?que à notre espèce à acquérir, développer et transmettre les connaissances et les savoir-faire qui lui permettent de transformer ses conditions d'existence ? Michael Tomasello, l'un des rares chercheurs à avoir mené des expériences sur les capacités cognitives des grands singes et des enfants, répond à ces questions en montrant le rôle fondamental de l'apprentissage culturel et social dans la transmission des acquis chez ces derniers.
Il montre que ce qui caractérise la cognition proprement humaine repose sur des processus évolutionnistes, historiques et ontogéniques qui ont permis à ces capacités de se maintenir et de se transformer. S'appuyant sur le langage, la représentation symbolique et le développement psychologique, il souligne le rôle fondamental de l'« attention conjointe », qui sous-tend le partage d'intentions, et met en évidence l'« effet cliquet » de la transmission culturelle, qui empêche tout retour en arrière. Ainsi, chaque nouvelle génération hérite des outils matériels et intellectuels créés par les générations antérieures.
Un réchauffement climatique suivi de sécheresse et de famines, des séismes, des guerres civiles catastrophiques, de gigantesques mouvements de populations fuyant leurs terres d'origine, des risques systémiques pour les échanges internationaux. Nous ne sommes pas au XXIe siècle, mais bien au XIIe siècle avant J.-C. ! Toutes les civilisations de Méditerranée grecque et orientale (de la Crète à l'Égypte, de Canaan à Babylone, etc.) se sont en effet effondrées presque simultanément, il y a plus de trois mille ans. Des régions entières ont été désertées, des villes détruites et définitivement vidées de leurs habitants. L'Égypte ne sera plus que l'ombre d'elle-même.
Comment un ensemble de civilisations florissantes a-t-il pu disparaître aussi brutalement ?
Le grand archéologue américain Eric H. Cline mène l'enquête et nous raconte la fin de l'âge du bronze sous la forme d'un drame en quatre actes. Il fait revivre sous nos yeux ces sociétés connectées qui possédaient une langue commune, échangeaient de multiples biens (grains, or, étain et cuivre, etc.), alors que les artistes circulaient d'un royaume à l'autre. Les archives découvertes témoignent de mariages royaux, d'alliances, de guerres et même d'embargos. En somme, une « mondialisation » avant l'heure, confrontée notamment à des aléas climatiques qui pourraient avoir causé sa perte.
Une passionnante plongée dans le passé qui nous oblige à réfléchir.
Publié pour la première fois en 1959 et sans cesse réédité depuis, ce « classique de la décolonisation » reste d'une profonde actualité pour comprendre les ressorts du mouvement d'émancipation qui conduisit à la guerre d'indépendance algérienne.
Ce livre est né de l'expérience accumulée au coeur du combat, au sein du FLN. Car Frantz Fanon, né antillais et mort algérien (1925-1961), avait choisi de vivre et de lutter parmi des colonisés comme lui, en Algérie, pays du colonialisme par excellence. Texte militant, cet ouvrage fut aussi la première analyse systématique de la transformation qui s'opérait alors au sein du peuple algérien engagé dans la révolution.
Ce texte, parmi les tout premiers publiés aux Éditions François Maspero, décrit de l'intérieur les profondes mutations d'une société algérienne en lutte pour sa liberté. Ces transformations, la maturation politique et sociale, ignorées par les colons alors qu'elles étaient justement les fruits de la colonisation et de l'humiliation, présidèrent pourtant largement au processus qui mena à la guerre d'Algérie, « la plus hallucinante qu'un peuple ait menée pour briser l'oppression coloniale ».
En vogue dans les années 1960-1970, la théorie de l'origine extraterrestre de l'humanité et des grandes civilisations antiques connaît une nouvelle popularité. Faut-il l'interpréter, suivant les archéologues, comme le simple fruit de l'ignorance ou, à l'instar des sociologues, comme le symptôme d'une crise que les sociétés occidentales traverseraient en régressant dans l'irrationnel ?
Au lieu de voir dans de telles conceptions insolites un renoncement à l'usage de la raison, Wiktor Stoczkowski propose d'y découvrir un produit du fonctionnement ordinaire de notre pensée, avec pour guide cette injonction de Fontenelle : « Étudions l'esprit humain dans l'une de ses plus étranges productions : c'est là bien souvent qu'il se donne le mieux à connaître. » À travers la captivante histoire de l'invention collective de cette autre Genèse, dont la théorie des Anciens Astronautes est l'aboutissement, l'ouvrage pose les bases d'une anthropologie des savoirs occidentaux, nécessaire pour comprendre non seulement les idées « irrationnelles » qui offensent notre sens commun, mais aussi celles que nous tenons pour emblématiques de la rationalité.
La race a une histoire, qui renvoie à l'histoire de la différence sexuelle.
Au XVIIe siècle, les discours médicaux affligent le corps des femmes de mille maux suffocation de la matrice ", " hystérie ", " fureur utérine ", etc. La conception du corps des femmes comme un corps malade justifie efficacement l'inégalité des sexes. Le sain et le malsain fonctionnent comme des catégories de pouvoir. Aux Amériques, les premiers naturalistes prennent alors modèle sur la différence sexuelle pour élaborer le concept de " race " : les indiens Caraïbes ou les esclaves déportés seraient des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible.
Ce sont ces articulations entre le genre, la sexualité et la race, et leur rôle central dans la formation de la Nation française moderne qu'analyse Elsa Dorlin, au croisement de la philosophie politique, de l'histoire de la médecine et des études sur le genre. L'auteure montre comment on est passé de la définition d'un " tempérament de sexe " à celle d'un " tempérament de race ". La Nation prend littéralement corps dans le modèle féminin de la " mère blanche, saine et maternelle, opposée aux figures d'une féminité " dégénérée " - la sorcière, la vaporeuse, la vivandière hommasse, la nymphomane, la tribade et l'esclave africaine.
Il apparaît ainsi que le sexe et la race participent d'une même matrice au moment où la Nation française s'engage dans l'esclavage et la colonisation.
Branko Milanovic offre un panorama unique des inégalités économiques au sein des pays, et au plan mondial. Avec un talent pédagogique certain, il met en évidence les forces « bénéfiques » (accès à l'éducation, transferts sociaux, progressivité de l'impôt, etc.) ou « néfastes » (guerres, catastrophes naturelles, épidémies, etc.) qui influent sur les inégalités. Il identifie les grands gagnants de la mondialisation (les 1 % les plus riches des pays riches, les classes moyennes des pays émergents) et ses perdants (les classes populaires et moyennes des pays avancés).
Ce livre, fruit d'une analyse empirique sur longue période et à grande échelle, permet notamment de comprendre les évolutions majeures de nos sociétés. En effet, Branko Milanovic est plus qu'un très bon économiste : tirant profit d'une culture impressionnante, il montre l'imbrication des facteurs économiques et politiques. Car tout n'est pas joué. Aux réactions défensives contre une mondialisation impérieuse, il préfère l'offensive, réhabilitant l'État dans son rôle distributif, et prônant une politique migratoire originale, ouverte et réaliste.
Un classique, cité dans maints débats, notamment pour son célèbre graphique en forme d'éléphant. Une lecture édifiante.
La drogue est la continuation de la politique par d'autres moyens : telle est sans doute l'une des leçons les plus méconnues du IIIe Reich. Ce legs toxique a en effet longtemps été occulté, sans doute en raison de la féroce campagne antidrogue menée par les nazis dès 1933.
Pourtant, découverte au milieu des années 1930 et commercialisée sous le nom de Pervitin, la méthamphétamine s'est bientôt imposée à toute la société. Des étudiants aux ouvriers, des intellectuels aux dirigeants politiques et aux femmes au foyer : les petites pilules ont rapidement fait partie du quotidien du Reich. Et cela pour le plus grand bénéfice du régime : tout allait plus vite, on travaillait mieux, l'enthousiasme était de retour, un nouvel élan s'emparait de l'Allemagne.
De même, quand la guerre a éclaté, la Pervitin a aidé à la mobilisation des troupes. Trente-cinq millions de doses ont été commandées par une Wehrmacht que rien ni personne ne pourra plus arrêter : le Blitzkrieg fut, littéralement, une guerre du speed. Mais si la drogue peut expliquer les premières victoires allemandes, elle a aussi accompagné les désastres militaires. La témérité de Rommel, l'aveuglement d'un Göring morphinomane et, surtout, l'entêtement de l'état-major sur le front de l'est ont des causes moins idéologiques que chimiques. Si Hitler - le prétendu ascète - a toujours cru à la victoire finale, c'est aussi parce qu'il était artificiellement maintenu dans ses rêves de grandeur par des injections quotidiennes de stéroïdes, d'opiacés et de cocaïne : un Sieg High qui dégénère en déni des réalités militaires.
Se fondant sur des documents inédits, Norman Ohler explore ces toxicomanies aux conséquences mondiales. Il met notamment en lumière la relation de dépendance réciproque qui a lié le Dr. Morell au fameux Patient A, Adolf Hitler. Au-delà de cette histoire du tyran junkie et du dealer captif, c'est toute celle du IIIe Reich que Ohler invite à reconsidérer à travers le prisme de la drogue. Dans un style délié alliant la rigueur scientifique et l'écriture leste du new journalism, ce livre a su conquérir un très large public en Allemagne. Selon le grand historien Hans Mommsen, ce livre modifie profondément la vision d'ensemble du IIIe Reich.