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Gallimard
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Pour un voyageur comme Manganelli, irrémédiablement méfiant envers les «belles villes», les monuments et les musées («Un musée cache une machination, une arrogance, une fraude»), et plutôt attiré par «les lieux mineurs, les objets controversés, les mondes périphériques, les formes distraites ou fuyantes, l'image qui participe de l'erreur», il est difficile de faire face à l'Italie. Et plus encore à une «coopérative de chefs-d'oeuvre» comme Florence, en apparence atemporelle, dépossédée de son pouvoir, exorcisée, qui ne peut plus être lue comme une allégorie du monde. Surmontant de tenaces résistances, Manganelli a fini par affronter Florence en 1982. Et les reportages, fruits de ce voyage, sont un envoûtant Baedeker, dont ne pourra se passer quiconque décide de renouveler cette expérience et d'affronter à son tour la plus intime et la plus étrangère des villes italiennes. Car, grâce à Manganelli, il ne verra pas les monuments de Florence, mais il les lira, il déchiffrera le réseau caché de références qui les relie, il recomposera un dessin mystérieux. Et il découvrira que ces monuments sont les combattants d'une secrète «rixe géométrique», dans laquelle, par exemple, le Baptistère, édifice «diamant» narcissique, «irrelié» et «inaimable», s'oppose de manière menaçante à l'architecture d'art et de danse de Santa Maria del Fiore, de San Lorenzo et de Santa Croce. Florence n'est que l'une des étapes de ce voyage, qui touche, outre la Toscane, l'Émilie, les Marches et le Sud, en particulier les Abruzzes, «grands producteurs de silence» où - nous révèle Manganelli - les monuments sont enchâssés comme de gigantesques pierres d'un torrent désormais immobile et asséché, et le Parc national est un temenos, document d'une vie perdue, écartée et distante.
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Le crime paie, mais c'est pas évident
Giorgio Manganelli
- GALLIMARD
- Le Promeneur
- 20 Novembre 2003
- 9782070769018
Il est arrivé à Giorgio Manganelli de dresser ainsi son curriculum vitæ : «Du point de vue syndical, il a été professeur, journaliste et écrivain inscrit à la Société des Auteurs. Il a écrit des essais et des pseudo-nouvelles dont il ne se vante aucunement ; dans tout son opus, il ne tire vanité, souvent de manière insupportable, que de ses chroniques ; parfois il les lit tout seul, et il rit.» Courts essais, notes, fragments, articles et aphorismes, inédits pour la plupart, retrouvés par sa fille Lietta dans ses cahiers et ses carnets, les textes ici rassemblés montrent tous les talents de ce Manganelli «chroniqueur». Il s'y révèle, ce qui n'étonnera pas le lecteur familier de son oeuvre, comme un analyste aigu, un virtuose du paradoxe et un critique jamais pris en défaut de l'actualité. «Funambule de la pensée», Manganelli est aussi mythologue, comme a pu l'être Roland Barthes, de notre réalité : mais il en serait le mythologue hilare.
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Giorgio Manganelli (1922-1990) aura été au XX? siècle l'un des hardis sectateurs de la littérature absolue. Au fil des âges, de manière plus ou moins ostensible, plus ou moins insolente, des narrateurs et des poètes avaient déjà empoigné semblable gonfanon. Le lecteur, ce fin limier, les reconnaît à ce qu'ils semblent partager une intuition commune : tout ce qui relève de la recherche rigoureuse du vrai - théologique, métaphysique, scientifique - n'offre d'intérêt que si le faux peut s'en nourrir. Le faux, c'est-à-dire cette fiction parfaite qui a nom littérature. Littérature : dieu obscur et sévère, qui réclame des libations d'encre, des sacrifices rhétoriques, des mensonges exacts. En des époques lointaines, on présume qu'un Callimaque, un Gongora, peut-être même un Ovide furent des adeptes de cette ambitieuse hérésie. Il n'en demeure pas moins que personne n'avait osé la formuler jusqu'à une période récente, quand les Romantiques allemands commencèrent à désarticuler d'une main délicate les présupposés de l'esthétique. Si le caractère mensonger de la littérature serpente depuis longtemps dans les oeuvres qui emplissent nos bibliothèques et irriguent nos mémoires, c'est à Manganelli que revient le mérite de l'avoir exhibé au grand jour, d'un geste brusque et presque bureaucratique. C'est donc une lourde responsabilité qu'il a prise en intitulant La littérature comme mensonge ce recueil d'essais où l'on croise Lewis Carroll et Stevenson, Hoffmann et Nabokov, Dickens et Dumas, parmi bien d'autres. Chacun pourra le constater, La littérature comme mensonge est de ces livres qui naissent en provoquant scandale et surprise, mais dont le destin est de vivre avec la force silencieuse de l'évidence.
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L'Inde prive, pour Giorgio Manganelli, tout visiteur de ses certitudes, de sa souveraineté et de ses repères. Ce pourquoi on ne peut que «faire l'expérience» de l'Inde, c'est-à-dire d'un soi désarmé, libre, affronté à cette «maison mère de l'absolu», à ce «seul lieu où il existe encore des dieux, mais comme délégués par un Dieu qui a sombré en lui-même et, simultanément, s'est réincarné en toute chose, lieu des temples et des lépreux, où le sourire du Bouddha et de Siva n'ont jamais été abolis, doux et impénétrables, extatiques et mortels».
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Le lecteur des fictions étranges de Giorgio Manganelli sera déjà familier de la figure du Bouffon, personnage qui serait le lieu naturel de la littérature et de toute invention d'histoires. Mais il lui aura fallu attendre le présent ouvrage pour voir le Bouffon se présenter directement sur la scène et parler de bout en bout dans un roman qui contient en soi maints romans (dont un irrésistible roman d'espionnage). Comme si la voix narratrice, qui se prétend celle d'un «chansonnier des lettres», était aussi celle d'un marchand qui déploie de somptueuses étoffes pour charmer (ou duper ?) le client... Et le Bouffon ne peut avoir qu'un seul client, son éternel adversaire : le Tyran, dont le lecteur - chaque lecteur - n'est qu'une des innombrables doublures. Ainsi s'affirme souverainement, à nouveau, l'idée de la littérature que ne cessa de défendre l'un des écrivains majeurs de notre modernité : «La littérature étant complexe, et donc non simplifiable, est obscure de par sa nature ; non pas difficile, non pas énigmatique, mais élusive, hallucinatoire, mystérieuse.»
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Vie de Samuel Johnson
Giorgio Manganelli
- GALLIMARD
- Le Cabinet Des Lettres
- 18 Février 2010
- 9782070127511
Objet d'une monumentale biographie par James Boswell, devenue un classique des lettres anglaises, Samuel Johnson (1709-1784) se voit ici consacrer par Manganelli une fulgurante «brève vie», que l'on pourrait à juste titre considérer comme le pendant, ou le négatif, de celle de Boswell. «Biographie synthétique», évocation d'une Londres fascinante et sordide, ce livre offre aussi la peinture de ce sans quoi Johnson n'eût été lui-même : son cercle d'amis et suiveurs, Richard Savage, écrivain malheureux, déréglé et scélérat, Topham Beauclerk, libertin joyeux et irresponsable, et Boswell lui-même, «calque littéraire, écrit Manganelli, fidèle jusqu'à l'hallucination, de l'existence et de la façon d'être du Docteur». Mais le Johnson de Manganelli est autre chose encore : le premier héros d'une civilisation moderne, un monstre sacré, admiré pour son exigence, sa capacité de juger et de rassembler auditeurs et lecteurs par la seule vertu de sa bizarrerie et d'une conversation railleuse. Il est enfin et surtout un troublant alter ego de l'auteur d'Hilarotragoedia dans ses aspects les plus secrets : la mélancolie, l'hypocondrie, l'infélicité, auxquelles ne peuvent faire rempart que la lecture, l'exaltation de l'intelligence et la morale de la littérature.
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Voyage en Afrique offre le récit d'une traversée du continent, d'Addis-Abeba à Nairobi, et du Kenya à Zanzibar, continent qui représente pour Manganelli le contraire même de l'urbanité occidentale : terre sans rues, traversée de pistes sinueuses et provisoires, toutes faites pour désorienter le voyageur qui ne peut se raccrocher à aucun repère. A la géométrie apollinienne, à l'abstraction de l'identité occidentale s'oppose cette réalité fluide, plurielle, incernable, nourrie d'archaïsmes et de forces immaîtrisables. Rien d'exotique, ni de dogmatique, dans ces notes lumineuses, restées longtemps inédites, mais la restitution saisissante, par un regard auquel n'échappent ni le détail incongru ni la mémoire des formes symboliques, d'un continent aussi fascinant qu'inaccessible, d'une Afrique " habitée mais inhabitable ".
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«Récemment - un jour bêtement banal -, un ami me rencontra dans la rue et, parmi d'autres potins à tort et à travers (c'est un ami qu'ont rendu malpoli les trop nombreux cortèges funèbres à la queue desquels il aime se mettre), il m'avisa que j'avais publié un livre. Il ne me le dit pas avec une acrimonie particulière, ni, à mon avis, avec malignité, bien que sa façon de s'exprimer fasse toujours soupçonner en lui un pervers calomniateur. Évidemment, cette nouvelle, ou ce commérage, selon quoi j'avais publié un livre, ne pouvait me laisser indifférent. Je ne voulais pas donner à ce monsieur l'impression que je n'en savais rien du tout, et pourtant ne me venaient aux lèvres que des propos généraux : "Qu'en penses-tu ?", ou "Ça te plaît ?". En fait, je ne savais pas que j'avais publié un livre ; plus exactement, j'ignorais qu'un livre avec mon nom sur la couverture avait été présenté aux libraires et, par ceux-ci, au public.» Seize récits inédits de Giorgio Manganelli écrits entre 1979 et 1986. Seize récits hantés par la «substance nuit», où s'affirme de manière définitive l'ironie absolue, la fulgurance stylistique, la trouvaille jubilatoire et l'idée de la littérature que ne cessa de défendre sa vie courant l'un des écrivains majeurs de notre modernité.
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Ce roman, le dernier écrit par Giorgio Manganelli avant sa mort, en 1990, offre comme une vision étincelante, l'hallucination d'un théologien, l'exploration et la reconnaissance d'un lieu «où il est difficile de pénétrer et d'où il est impossible de sortir». Ce lieu s'appelle, en une sorte de flou résolu, «le marécage définitif». Le narrateur y pénètre en ayant commis une faute, sans savoir laquelle. À mesure que nous suivons le narrateur et son cheval - protagoniste non dénué d'importance dans ce récit - et avançons dans cette terre «animée d'une vie trouble», nous nous rendons compte que nous sommes entraînés, en un tourbillon métaphysique, dans la création d'un démiurge malin. Et nous vient la pensée que Manganelli a voulu raconter ici le lieu même de son imagination, lieu «suprêmement dangereux», énigmatique, «répugnant et attirant», où se déroule une aventure solitaire et extrême, ce lieu frontière entre de nombreux mondes qui fut la «mystérieuses et taciturne patrie» de ce grand visionnaire.